Le Conseil fédéral reconnaît le retard de la Suisse, mais opte pour des manœuvres dilatoires
Le rapport publié aujourd’hui par l’Office fédéral de la justice montre clairement le retard de la Suisse par rapport à l’UE en matière de responsabilité des multinationales. Mais plutôt que tenir sa promesse formulée lors de la campagne de votation de 2020, le Conseil fédéral opte pour des manœuvres dilatoires : même la très légère directive de l’UE portant sur l’obligation de faire des rapports ne sera pas mise en consultation avant mi-2024. La Suisse risque ainsi de devenir, pour des années encore, le seul pays d’Europe sans responsabilité des multinationales.
Bien que le Conseil fédéral reconnaisse en grande partie le retard de la Suisse en matière de responsabilité des multinationales, il faudra de toute évidence encore des années avant que la Suisse n’adopte – si tant est qu’elle le fasse – une loi efficace sur la responsabilité des multinationales sur le modèle de l’UE. L’ancien conseiller aux Etats Dick Marty, membre du comité de la Coalition pour des multinationales responsables, déclare : « Si, lors d’une campagne de votation, on martèle à travers tout le pays que la Suisse doit agir « de façon coordonnée au niveau international », on ne peut pas simplement abandonner cette promesse si les développements internationaux vont plus loin que prévu ! »
Il est clair que la Suisse doit agir
Le rapport publié aujourd’hui par le DFJP montre clairement le retard de la Suisse par rapport à l’UE en matière de responsabilité des multinationales. Le Conseil fédéral reconnaît ainsi pour la première fois que la proposition de l’UE, qui prévoit un devoir de diligence large pour les multinationales en matière de droits humains, d’environnement et de climat, va nettement plus loin que le contre-projet suisse. En effet, celui-ci ne comprend qu’une obligation d’établir des rapports et un devoir de diligence portant sur des secteurs très limités. De plus, l’UE prévoit l’instauration d’autorités de surveillance habilitées à infliger des amendes ainsi que des dispositions relatives à la responsabilité civile des entreprises, deux éléments totalement absents de la loi suisse actuelle.
Pression de tous côtés
Le fait que le Conseil fédéral doive enfin reconnaître le retard clair de la Suisse par rapport à l’UE est lié à la fois à la pression de la société civile et à l’avancée rapide du processus législatif au niveau de l’UE. Ainsi, le Conseil de l’UE a adopté hier matin sa prise de position provisoire sur la proposition de la Commission européenne. Par ailleurs, on sait déjà que le Parlement européen veut aller encore plus loin que la Commission européenne sur certains points. Il est donc clair que la proposition actuelle est sur la bonne voie et que les modifications éventuelles à venir ne concerneront plus que des détails.
Enfin, hier à midi, une pétition munie de plus de 217’000 signatures a été remise à la Chancellerie fédérale à Berne. Ces signatures ont été récoltées par la Coalition pour des multinationales responsables en seulement 100 jours.
Le Conseil fédéral retarde les choses comme il peut
Malgré la nécessité évidente d’agir, le Conseil fédéral ne veut pas présenter rapidement une loi efficace sur la responsabilité des multinationales au Parlement. A la place, un nouveau rapport sur le sujet doit être rédigé d’ici fin 2023. La mise à niveau de la Suisse relativement aux évolutions internationales en matière de responsabilité des multinationales, comme cela avait été promis lors de la votation en 2020, reste donc une question ouverte pour des années encore. Le Conseil fédéral cherche manifestement des excuses et écrit, en ce qui concerne le devoir de diligence et malgré l’analyse détaillée de l’Office fédéral de la justice, que « le contenu de la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité n’est pas encore définitivement établi » et qu’ « il n’est donc pas possible d’évaluer de manière fiable les conséquences qu’elle aura ».
Même la très légère directive de l’UE sur la publication d’informations en matière de durabilité ne sera mise en consultation que mi-2024 ( !). Or, elle ne porte que sur l’obligation de faire des rapports et ne susciterait qu’une petite mise à jour du contre-projet actuel, déjà extrêmement faible.
La Suisse rate le coche
Au lieu d’agir pour que la Suisse puisse introduire une loi efficace sur la responsabilité des multinationales en même temps que l’UE, le Conseil fédéral repousse donc le sujet aux calendes grecques. Les propos de Rahel Ruch, directrice de la Coalition pour des multinationales responsables sont clairs : « Le Conseil fédéral refuse de se mettre au travail. Il est donc clair que le Parlement doit prendre les choses en main. Sans quoi, la Suisse sera encore pendant des années le seul pays d’Europe sans responsabilité des multinationales et pourra servir de refuge pour des multinationales aux pratiques douteuses ».
La décision d’aujourd’hui est extrêmement choquante, notamment au vu des cas de violations des droits humains et de destructions de l’environnement par des multinationales suisses récemment rendus publics. Fin septembre, les journaux de Tamedia ont par exemple révélé que l’UBS finançait des multinationales agroalimentaires brésiliennes impliquées dans la déforestation illégale. Le leader mondial du transport de conteneurs MSC fait démanteler ses navires dans des conditions catastrophiques sur des plages indiennes. Par ailleurs, de nouveaux documents révèlent par quels moyens peu scrupuleux Syngenta a dissimulé la dangerosité de son pesticide : le paraquat.
Conséquences de la Directive européenne pour les multinationales suisses
Le Conseil fédéral justifie également ses manœuvres dilatoires par le fait que la Suisse doit d’abord examiner précisément les conséquences de la loi européenne sur les multinationales suisses. En effet, les multinationales réalisant plus de 150 millions d’euros de chiffre d’affaires dans l’espace européen sont en principe concernées par le devoir de diligence prévu par la directive.
Il serait toutefois très dangereux d’en déduire qu’il n’est pas nécessaire d’agir en Suisse, comme le montre une analyse juridique portant sur l’impact de la directive européenne sur les multinationales basées dans des pays tiers : dans les faits, l’application des obligations prévues dans la directive serait pratiquement impossible sans une loi suisse spécifique. La responsabilité civile ne pourrait pas s’appliquer, car l’UE ne dispose d’aucun tribunal compétent pour les multinationales implantées en Suisse. Par ailleurs, il sera difficile pour une autorité de surveillance d’un pays européen d’intervenir auprès de multinationales comme Glencore, faute de convention en matière d’exécution avec des États tiers comme la Suisse.
Il est donc évident que les multinationales de matières premières qui posent problème ne respecteront pas ces nouvelles règles, si celles-ci ne peuvent pas être appliquées.