Étude de cas
Des dizaines de milliers d’enfants extraient du mica. ABB détourne le regard
ABB et Von Roll, deux groupes industriels suisses de premier plan actifs respectivement dans le domaine de l’électrification et de l’isolation électrique, commercialisent divers produits manufacturés contenant du mica. Bien que l’on sache depuis des années que le travail des enfants est systématique dans les mines de mica de certaines régions d’Inde et de Madagascar, ces deux multinationales s’approvisionnent auprès de fournisseurs hautement problématiques.

Peu connu du grand public, le mica est un minéral qui entre dans la composition de très nombreux produits comme les cosmétiques, les peintures, ou encore les plastiques. De par ses propriétés isolantes et résistantes au feu, il est également utilisé dans l’industrie, par exemple pour l’isolation électrique.
Les principaux producteurs mondiaux de mica sont notamment l’Inde et Madagascar, pays où l’extraction du mica se fait dans des conditions hautement problématiques : ces 10 dernières années, plusieurs rapports d’ONG ainsi que des enquêtes menées par des médias internationaux ont montré que l’extraction de mica dans ces deux pays est systématiquement liée à du travail des enfants et à des conditions de travail extrêmement difficiles et dangereuses.
Qu’est-ce que le mica ?
Il existe 37 différents types de mica. Les principaux sont le muscovite et le phlogopite. Le mica muscovite provient plutôt d’Inde et sert avant tout à l’isolation électrique, à l’électronique et – en raison de se propriétés scintillantes – aux cosmétiques et peintures, alors que le mica phlogopite, produit surtout à Madagascar, est particulièrement résistant à la chaleur et sert avant tout à l’isolation thermique, par exemple dans l’industrie automobile ou l’ingénierie électrique.
Le mica se présente sous la forme de blocs de minéral qui ont une structure en lamelles. Ces lamelles/feuilles sont découpées à la main dans le bloc de mica à l’aide de couteaux tranchants. Selon leur épaisseur, les feuilles (appelées « sheet mica ») servent à différents usages. Le mica en bloc se trouve dans les profondeurs du sol, jusqu’à une douzaine de mètres environ, où il est recherché par les mineurs artisanaux en raison de sa grande valeur. Les déchets de mica (appelés « scrap mica »), qui se trouvent généralement à la surface de la terre et résultent de l’exploitation du puits de mine, sont également utilisés. Les travailleurs recherchent le mica dans les tas de déchets entourant chaque puits. Après avoir été triés, les déchets de mica sont transformés et valorisés sous forme de paillettes (flakes) et de poudre (powder), destinées à différentes utilisations.
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Commander gratuitementTravail des enfants dans des conditions extrêmes
L’Inde représente aujourd’hui 30% des exportations mondiales de mica et plus des trois quarts de la production de mica indien est issue des États du Jarkhand et du Bihar, selon différentes estimations. Ces deux États abritent en effet de grandes quantités de mica de haute qualité. L’extraction de mica y a cependant été interdite dans les années 80 par le gouvernement indien afin de préserver la forêt, menacée par l’activité minière. Les nombreuses mines de la région ont alors été fermées et une vaste activité d’extraction artisanale et illégale s’est développée, qui alimente les chaines d’approvisionnement internationales jusqu’à aujourd’hui. En 2018, les ONG SOMO et terre des hommes Hollande ont estimé à 22 000 le nombre d’enfants travaillant dans les mines de mica de ces deux États, qui comptent parmi les plus pauvres du pays. Un rapport de Terre des hommes Allemagne de 2022 estime quant à lui à 30 000 le nombre d’enfants travaillant dans la région.

De nombreuses familles qui vivent près des zones minières sont extrêmement pauvres et n’ont en général pas d’autre source de revenu que l’extraction du mica. Elles n’ont souvent pas d’autre choix que d’emmener leurs enfants travailler car l’extraction du mica ne permet pas de gagner suffisamment. Selon des estimations, le prix moyen payé aux mineurs de mica devrait être multiplié par cinq afin de leur permettre de subvenir à leurs besoins. Et les conditions de travail sont dures et dangereuses : les mineurs utilisent des outils manuels et travaillent sans aucun équipement de protection, creusant de nouveaux trous en surface ou pénétrant dans les trous dangereux et parfois profonds des mines abandonnées pour en extraire le mica. Les enfants commencent généralement par trier et transporter le mica avant d’entrer également dans les mines afin d’en extraire des blocs plus grands, qui rapportent plus. Adultes et enfants sont exposés aux blessures, aux chutes et à la poussière qui cause des problèmes respiratoires. Des cas de décès sont également régulièrement rapportés. Les familles doivent par ailleurs régulièrement faire face à la répression de la part des autorités qui leur soutirent de l’argent en raison du caractère illégal de leur activité.

Du côté de Madagascar, les exportations de mica ont été multipliées par cinq en dix ans. Le mica de Madagascar est cependant vendu à un prix plus bas que le mica indien sur le marché international. Là aussi, les conditions d’extraction sont hautement problématiques : en 2022, l’UNICEF évaluait à plus de 11 000 le nombre d’enfants travaillant dans les mines de mica à Madagascar. Selon des experts, aucune multinationale qui achète du mica à Madagascar ne peut garantir qu’il n’a pas été extrait par des enfants, car le problème est systématique et les multinationales ne savent en général pas de quelle mine le mica provient.
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Commandez gratuitement iciLes gisements de mica se trouvent principalement dans le sud du pays, qui est aussi la région la plus pauvre. Une grande majorité du mica est extrait de façon artisanale pour un salaire de misère. Selon des estimations, le prix moyen payé aux mineurs devrait être multiplié par 6 afin de leur garantir un salaire décent. L’extraction se fait en creusant des puits verticaux de deux à quinze mètres (certaines mines de mica atteignent jusqu’à 60 mètres de profondeur) d’où le mica est extrait, ce qui forme progressivement des tunnels et grottes horizontaux. Les hommes et les adolescents s’occupent de creuser les puits et tunnels et d’y extraire du mica, alors les plus jeunes enfants et les femmes travaillent à tourner la poulie qui permet de remonter le mica, au transport de lourdes charges de mica et au ramassage des déchets de mica. Le travail des adultes comme des enfants est éprouvant physiquement et se fait dans des conditions extrêmes, exacerbées par le climat chaud et aride de la zone : Ils sont exposés à la chaleur et aux faibles niveaux d’oxygène dans la mine, au soleil dans les environs et à des particules de poussière toxiques à la fois sous terre et en surface. Ils ne disposent d’aucun équipement de protection, ni d’eau potable ou d’installations sanitaires. Ces conditions de travail provoquent de fréquentes toux et des problèmes respiratoires, des maux de tête, des douleurs dorsales et musculaires, ainsi que des blessures, en particulier aux mains et aux pieds. Des cas de décès et de blessures graves lors d’accidents miniers et de glissements de terrain sont régulièrement signalés.

Aussi bien en Inde qu’à Madagascar, le mica collecté artisanalement par les familles passe par un ou plusieurs intermédiaires avant d’atterrir dans des entreprises de transformation ou chez des exportateurs basés dans des localités bien identifiées : Jhumri Telaiya, Koderma ou Giridih (État du Jarkhand) pour l’Inde, le port de Fort Dauphin, dans le sud du pays, pour Madagascar, à partir duquel il est ensuite exporté à l’international.
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En analysant des données d’exportation relatives au commerce de mica, en collaboration avec le collectif d’enquête suisse alémanique WAV, nous avons pu établir un lien, direct ou via un ou deux intermédiaires, entre le mica issu du travail des enfants en Inde et à Madagascar et les multinationales suisses ABB et Von Roll.

ABB
ABB, dont le siège social se trouve à Zürich et à Västeras (Suède) est l’un des plus grands conglomérats au monde. La multinationale emploie plus de 105’000 collaborateurs dans près de 100 pays et son chiffre d’affaires était de près de 33 milliards de dollars US en 2024. Leader mondial des technologies de l’énergie et de l’automation, il s’agit d’une des plus grandes sociétés mondiales d’ingénierie, qui est active dans les domaines de l’électrification, des moteurs et de l’automatisation des machines et des usines.
Dans son rapport de durabilité 2023, ABB mentionne qu’elle commencera à analyser l’utilisation du mica par ses fournisseurs en 2024. Dans un « sustainability statement » portant sur l’année 2024, il est toutefois mentionné que cette analyse commencera à partir de 2025 et le rapport annuel 2024 est même plus vague puisqu’il mentionne que cela sera fait « à l’avenir ». On peut donc douter de l’intention d’ABB d’aborder le sujet sérieusement et la multinationale ne semble pas s’être préoccupée de cette question jusque-là, malgré le fait que les problèmes liés à l’extraction du mica sont connus depuis plusieurs années.
Von Roll
Von Roll, dont le siège se trouve à Breitenbach, dans le canton de Soleure, se présente comme le leader mondial de l’isolation électrique et une entreprise qui joue un rôle clé dans l’e-mobilité, notamment les voitures électriques. La multinationale emploie plus de 1000 employés dans 14 pays et son chiffre d’affaires s’élevait à près de 230 millions de CHF en 2023. Von Roll fournit notamment l’entreprise automobile Renaud et d’autres leaders mondiaux de la construction de voitures électriques. Les principaux clients de Von Roll sont des constructeurs d’installations électriques comme ABB ou Siemens, mais également des entreprises de l’automobile ou de l’aéronautique. Von Roll possède une mine de mica au Brésil et se présente comme “the only fully integrated provider worldwide to manufacture thermal and electrical insulation products from mica extraction to the end product”. Malgré cela, Von Roll continue à acheter de grandes quantités de mica à Madagascar et en Inde.
Les multinationales européennes qui utilisent du mica l’importent parfois directement des régions productrices. Mais le plus souvent, le mica transite par la Chine, où il est manufacturé et transformé avant d’être réexporté. Ainsi, Madagascar exporte plus de 80% de son mica vers la Chine, et l’Inde y exporte plus de 70 à 75% de sa production.
Le cheminement du mica vers ABB et Von Roll semble suivre en partie la même tendance. Ainsi, l’étude des données d’exportation n’a permis de déceler qu’un lien direct : Von Roll USA, une filiale de Von Roll, a importé plus de 80 cargaisons de mica brut ou transformé en provenance d’une entreprise active dans l’État indien du Jarkhand entre 2019 et 2024, pour une valeur de près de 1,5 millions de dollars US.
Des enfants trient des minéraux de mica dans la mine de mica d’Ampikazo à Madagascar.
Intermédiaires chinois
La plupart des chaines d’approvisionnement que nous avons pu retracer vers Von Roll et ABB passent toutefois par la Chine, notamment via les entreprises chinoises Pamica et Pingjiang VPI. Ces deux intermédiaires s’approvisionnent en mica dans les régions productrices problématiques d’Inde et de Madagascar, où le travail des enfants et les conditions de travail problématiques sont systématiques. Des médias internationaux ont en outre prouvé que ces deux sociétés ont fait le commerce de mica lié à du travail des enfants et des conditions de travail extrêmes.
Pamica déclare être le plus grand fabricant de produits manufacturés à base de mica en Asie. Selon un rapport de terre des hommes de 2019, cette entreprise importe 70% de son mica d’Inde et 24% de Madagascar. Les données d’exportation 2019-2024 que nous avons étudiées montrent que Pamica compte parmi ses fournisseurs au moins 8 entreprises basées dans les centres miniers de l’État du Jarkhand (Giridih, Koderma et Jhumri Telaiya) et 13 entreprises basées à Madagascar. Entre janvier 2019 et février 2024, au moins 332 expéditions vers le fabricant chinois ont été enregistrées en provenance de ces différents fournisseurs. Parmi les fournisseurs malgaches de Pamica, on trouve en outre l’entreprise Radoran : Fin 2023, une enquête du journal suédois Aftonbladet a permis de retracer le chemin effectué par du mica vers cette entreprise exportatrice depuis une mine où des enfants travaillaient. En 2019, la chaine américaine NBC a elle aussi documenté le chemin effectué par du mica depuis une mine problématique près du village malgache d’Andranondambo jusqu’à l’entreprise chinoise Pamica. Ce mica était extrait par une jeune mère travaillant dans les galeries étroites des mines avec sa fille de 4 ans sur son dos sans aucun équipement de protection, cela pour une rémunération extrêmement basse.
Pingjiang VPI est une autre entreprise chinoise de fabrication de produits manufacturés à base de mica. Selon un rapport de terre des hommes de 2019, environ la moitié du mica utilisé par Pingjiang VPI provient de Madagascar. Les données d’exportation 2019-2024 que nous avons étudiées montrent que l’entreprise compte parmi ses fournisseurs au moins 8 entreprises basées dans les centres miniers de l’État du Jarkhand et 10 entreprises malgaches. Au moins 256 expéditions ont été enregistrées depuis ces différents fournisseurs vers Pingjiang VPI entre septembre 2021 et avril 2024. Parmi les fournisseurs malgaches de Pingjiang VPI, on trouve aussi l’entreprise Radoran, pointée du doigt dans l’enquête d’Aftonbladet mentionnée plus haut. L’enquête de 2019 de la NBC mentionne elle aussi des liens entre Pingjiang VPI et la mine problématique malgache d’Andranondambo.
Selon ces mêmes données d’exportation, Von Roll USA, filiale de Von Roll, basée en Suisse, a importé au moins 21 cargaisons d’articles manufacturés à base de mica en provenance de l’entreprise chinoise Pamica entre décembre 2019 et avril 2024, pour une valeur d’environ un demi-million de dollars US.
Quant au conglomérat géant ABB, l’un des plus grands conglomérats au monde et l’une des plus grandes entreprises suisses, l’étude des données a permis de démontrer que l’un de ses fournisseurs, l’entreprise autrichienne Isovolta AG, se fournit auprès de Pamica et Pingjiang VPI. Au moins 148 expéditions d’articles manufacturés contenant du mica ont ainsi été enregistrées entre mai 2020 et décembre 2024 entre les deux entreprises chinoises et Isovolta AG (maison mère, filiale, entreprise en joint venture). Isovolta AG a quant à elle fait parvenir 96 expéditions de produits transformés contenant du mica entre 2021 et 2023 vers ABB India, une filiale du groupe ABB en Inde. Au moins 61 expéditions d’isolateurs électriques contenant du mica ont également été enregistrées vers différentes autres filiales d’ABB.
Le mica est un minéral peu connu. @ Terre des Hommes Deutschland
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Merci pour votre don !Mais il existe aussi d’autres liens entre ABB et les régions où le mica est extrait dans des conditions problématiques. Ainsi, nous avons retrouvé près de 50 expéditions en provenance d’une entreprise basée dans l’État indien du Jarkhand, vers deux autres fournisseurs d’ABB : l’entreprise allemande Krempel Gmbh et l’entreprise japonaise Nippon Rika. Ces dernières ont à leur tour expédié au moins 68 chargements vers différentes filiales d’ABB au cours des 5 dernières années.
Enfin, Von Roll elle-même, qui, comme indiqué ci-dessus, se procure du mica auprès de fournisseurs problématiques, fournit elle aussi des produits manufacturés à base de mica à ABB.
Pourquoi l’initiative pour des multinationales responsables est nécessaire
Bien que les problèmes liés au mica soient connus depuis près d’une dizaine d’années et malgré le risque évident de travail des enfants dans sa chaine d’approvisionnement, ABB semble continuer à fermer les yeux sur l’origine du mica utilisé par ses fournisseurs. Malgré ses annonces relatives à une volonté de mieux contrôler l’origine du mica, la multinationale ne semble pas pressée de le faire.
Confrontée à ces éléments, ABB écrit qu’elle « s’engage à respecter la dignité et les droits humains de tous » et qu’elle dispose de nombreuses règles et codes de conduite internes qui s’appliquent également à ses fournisseurs. La multinationale affirme qu’elle a « commencé à interroger ses fournisseurs sur leurs sources d’approvisionnement en mica en 2025 » mais ne répond pas à la question de savoir pourquoi ce travail n’a pas commencé plus tôt. Elle ne répond pas non plus aux questions concernant les fournisseurs problématiques concrets mais indique avoir ouvert une enquête à ce sujet.
Von Roll assure quant à elle avoir une « chaîne d’approvisionnement entièrement intégrée » pour le mica. Notre enquête montre pourtant que la multinationale s’approvisionne également auprès de fournisseurs qui se procurent du mica lié à du travail des enfants. Von Roll n’a pas répondu à nos questions à ce sujet.
Cet exemple montre une fois de plus que certaines multinationales basées en Suisse ne prendront des mesures efficaces contre le travail des enfants que lorsqu’elles seront contraintes de répondre de leurs actes. L’initiative pour des multinationales responsables obligerait enfin les multinationales telles qu’ABB à assumer leurs responsabilités.
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Commandez gratuitement iciPour aller plus loin :
Article paru dans les journaux d’ESH Médias « Travail d’enfants dans des mines: les entreprises suisses ABB et Von Roll soupçonnées de détourner le regard. » du 18 juin 2025.
Rapport de UNICEF : « Investir dans la protection sociale pour réduire le travail des enfants et améliorer leur bien-être » de novembre 2022
Rapport de terre des hommes Germany : « Behind the glittering facade, exploitation of chlidren in mica mining in India » de juin 2022 (en anglais)
Rapport de la Responsible mica initiative : « Establishing fair mica worker incomes and wages in India and the negligible impact on costs to consumers. » de mars 2023 (en anglais)
Rapport de la Responsible mica initiative (executive summary) : « Establishing Fair Mica Worker Incomes and Wages in Madagascar and the Negligible Impact on Costs to Consumers » de juillet 2024 (en anglais)
Rapport de SOMO commandé par Terre des Hommes Netherlands : « Child labour in Madagascar’s mica sector. Impact of the mica supply chain on children’s rights from the malagasy mines to the international product line » de novembre 2019 (en anglais)
Autres études des cas