Étude de cas
La multinationale genevoise Louis Dreyfus commercialise du sucre hautement problématique
Dans les plantations de canne à sucre de l’État indien du Maharashtra, les conditions de travail s’apparentent à du travail forcé. De nombreuses femmes sont poussées à se faire enlever l’utérus pour pouvoir effectuer un travail physique intense sans interruption. Le négociant en matières premières genevois Louis Dreyfus est un acteur majeur dans ce commerce.
L’Inde est le deuxième producteur mondial de sucre, avec environ un tiers de la production provenant de l’État du Maharashtra, situé au sud-ouest du pays. La canne à sucre y est cultivée sur près de 700 000 hectares et 1,6 million d’ouvrier·ère·s travaillent dans les plantations.
On sait depuis de nombreuses années que de graves violations des droits humains telles que le travail forcé, les hystérectomies (ablation de l’utérus) et le travail des enfants y sont monnaie courante.
Travail forcé et servitude pour dettes
Le mode d’embauche et de rémunération dans ces plantations est le théâtre d’abus majeurs. Contrairement à d’autres régions où ils perçoivent un salaire fixe, les travailleurs et travailleuses, souvent issus de la migration, sont employé·es par des sous-traitants qui leur versent une avance en début de saison, assimilée à un prêt à rembourser par le travail. Comme ces avances en sont consignées nulle part, les ouvrier·ère·s sont informé·e·s en fin de saison qu’ils sont toujours endetté·e·s et doivent ainsi revenir chaque année. Selon leurs propres déclarations, les travailleuses et travailleurs reçoivent environ 5 dollars US par jour. Des organisations de défense des droits des travailleur·ses et l’Organisation internationale du Travail (OIT) qualifient ces pratiques de travail forcé
De plus, les travailleuses et travailleurs n’ont généralement pas accès à l’eau courante ni à des toilettes et dorment le plus souvent à même le sol. Courbé·e·s toute la journée, elles·ils endurent un travail exténuant. L’arrachage des feuilles de canne à sucre, qui sont coupantes, entraîne des blessures fréquentes. Beaucoup souffrent également de lésions aux disques intervertébraux et au cou à force de porter les lourdes bottes de canne à sucre sur leur tête pour les charger sur des camions.
Des hommes et des femmes portent sur la tête de lourds fagots de tiges de canne à sucre récoltées. Karnataka, Inde © Klodien
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Commandez gratuitement iciHystérectomies
Selon les recherches du New York Times, des sous-traitants du Maharashtra incitent parfois les ouvrières à se faire enlever l’utérus (ce qu’on appelle une hystérectomie), une opération présentée comme un « traitement » contre des règles abondantes et douloureuses, pour qu’elles travaillent sans interruption et limitent leurs consultations gynécologiques.
Cette pratique est très répandue dans les plantations de canne à sucre de l’État : selon une enquête du gouvernement local, au cours de laquelle quelque 82 000 ouvrières ont été interrogées, environ une sur cinq avait subi une ablation de l’utérus. Un autre sondage gouvernemental, de moindre envergure, estimait cette proportion à une femme sur trois.
Travail des enfants généralisé
Le travail des enfants est également très répandu dans les plantations de canne à sucre du Maharashtra, comme l’ont montré des recherches du New York Times menées sur place ainsi qu’un rapport commandé par Coca-Cola. L’organisation non-gouvernementale Oxfam estime quant à elle qu’environ 200 000 enfants de moins de 14 ans y travaillent.
Selon différents rapports, la production intensive de la canne à sucre est également régulièrement liée à des mariages d’enfants dans l’État, bien que ceux-ci soient illégaux en Inde. En effet, parents essaient souvent de marier leurs filles jeunes, même au début de l’adolescence. Par ailleurs, selon certaines informations, les sous-traitants font également pression sur les parents pour qu’ils marient leurs filles et leur prêtent même souvent l’argent nécessaire au mariage, ce qui augmente ensuite encore l’endettement.
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Plus de 100 projections prévues en mars et avrilLa multinationale genevoise Louis Dreyfus fortement impliquée dans ce commerce
Bien que tous ces abus soient documentés depuis des années et parfaitement connus de la branche, notre enquête, menée en collaboration avec le collectif d’enquête WAV, montre que le groupe genevois de négoce de matières premières Louis Dreyfus Company (LDC) est fortement impliqué dans ce commerce de sucre problématique.
Informations sur la société Louis Dreyfus Company (LDC)
La Louis Dreyfus Company (LDC) est un conglomérat. Bien que domiciliée à Rotterdam, sa division commerciale de Genève est la plus importante en termes de chiffre d’affaires et semble en être le siège opérationnel. Selon son propre site web, la multinationale est active dans une centaine de pays. En 2023, elle a réalisé un chiffre d’affaires de plus de 50 milliards de dollars américains et emploie environ 18 000 personnes dans le monde.
Entre 2019 et 2023, LDC a acheté, via sa filiale Louis Dreyfus Co. India Private Ltd., environ 1 300 cargaisons de sucre en provenance de l’État de Maharashtra, pour une valeur d’au moins 393 millions de dollars. Ces données pourraient toutefois être largement sous-estimées car la base de données commerciales que nous avons consultée ne permet pas de déterminer précisément l’État d’origine pour la plupart des livraisons de sucre indien destinées à Louis Dreyfus.
État indien | Livraisons de sucre à LDC |
---|---|
Maharashtra | 1369 |
Uttar Pradesh | 461 |
Karnataka | 613 |
Bihar | 21 |
Tamil Nadu | 5 |
Non connu | 3877 |
Total | 6347 |
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Commandez gratuitement iciLouis Dreyfus impliquée dans un scandale autour d’un certificat de durabilité
Comme l’ont montré les recherches du New York Times, les problèmes décrits ci-dessus étaient également répandus dans des plantations du Maharashtra fournissant du sucre à des usines sucrières titulaires du certificat de durabilité « Bonsucro ». De tels certificats propres à la branche font régulièrement la une des journaux parce qu’ils ne tiennent pas leurs promesses. C’est le cas par exemple pour les raffineries d’or ou les joailliers.
Ainsi, le New York Times a pu établir un lien clair entre l’usine sucrière Dalmia, certifiée par Bonsucro, et l’usine sucrière NSL, en cours de certification, et les pratiques de servitude pour dettes, de travail des enfants, de mariage d’enfants et d’ablations de l’utérus décrites plus haut. Particulièrement intéressant : la Louis Dreyfus Company a entretenu des relations commerciales avec les deux producteurs de sucre propriétaires de ces usines, du moins par le passé : ainsi, en 2019 et 2020, LDC a négocié plus de 80 livraisons de sucre avec le producteur problématique Dalmia Bharat Sugar et, en 2020, 29 livraisons avec le tout aussi problématique producteur NSL Sugars.
Conclusion : la Suisse a besoin d’une loi sur la responsabilité des multinationales
Cette affaire montre une fois de plus pourquoi la nouvelle initiative pour des multinationales responsables, lancée début 2025, est nécessaire. Aujourd’hui, une multinationale comme Louis Dreyfus Company peut commercialiser pendant des années du sucre produit dans des conditions s’apparentant au travail forcé, sans avoir à craindre de conséquences. Et ce, bien que les problèmes dans ce secteur soient connus depuis des années. L’initiative vise à ce que les sociétés de négoce de matières premières comme LDC ne puissent plus ignorer ces problèmes et soient tenues de répondre de leurs actes si elles contribuent à des violations des droits humains ou à polluer l’environnement.
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Merci pour votre don !Pour aller plus loin :
Article de la RTS : « Un négociant suisse impliqué dans des cargaisons de sucre controversées » du 3 mars 2025
Article de Watson : « Elles se font retirer l’utérus pour satisfaire une multinationale romande » du 4 mars 2025
Article du New York Times : « Sugarcane’s Hidden Toll: Women Pushed Into Hysterectomies » du 25 mars 2024 (en anglais)
Rapport du New York Times : « Child Labor and Debt Slavery on India’s Sugar Plantations » du 11 octobre 2024 (en anglais)
Rapport commandé par Coca-Cola : « Study on Sugar Supply Chain Issues » de février 2019 (en anglais)
Rapport d’Oxfam : « Child Labor in India’s Sugar Industry » de février 2020 (en anglais)