Étude de cas

De l’or extrait au Pérou dans une « mine de l’horreur » atterrit chez UBS et des marques suisses de luxe 

En mai dernier, 27 mineurs ont perdu la vie lors d’un grave accident dans une mine d’or au Pérou. D’importantes lacunes dans les mesures de sécurité avaient été constatée dans cette mine. L’or extrait sur ce site a pourtant été présenté comme particulièrement durable par UBS et différentes marques suisses de luxe.

L’entrée de la mine de l’entreprise d’exploitation minière Yanaquihua S.A.C.

La mine d’or La Esperanza (L’Espoir) est nichée à quelque 2000 mètres d’altitude, dans une zone très isolée du département d’Arequipa, au sud du Pérou. Le site appartient à l’entreprise d’exploitation minière péruvienne Yanaquihua S.A.C. (MYSAC). La totalité du minerai de MYSAC est livré à Metalor, raffinerie d’or suisse controversée, puis atterrit finalement sous la forme de lingots d’or « durables », notamment à l’UBS.

Pourriez–vous soutenir notre engagement pour la responsabilité des multinationales ?

Merci pour votre don !

MYSAC confie le travail dans les galeries à divers sous-traitants, dont Sermigold E.I.R.L., qui possède une concession sur 2 des 9 galeries de la mine.

Le samedi 6 mai 2023, peu de temps après minuit, un grave incendie s’est déclenché dans la galerie « La Esperanza I ». Une épaisse fumée a envahi les lieux et 27 mineurs employés par Sermigold sont morts dans d’atroces souffrances au cœur de la montagne.

Forces de sécurité durant les opérations de sauvetage dans la mine Esperanza de Yanaquihua, Pérou.

Les problèmes étaient connus depuis longtemps

En tant qu’unique acheteur, la raffinerie suisse Metalor aurait dû veiller à ce que les normes de sécurité de base soient respectées lors de l’extraction de l’or, afin qu’aucun travailleur ne soit blessé.

Les graves lacunes en matière de sécurité étaient connues depuis longtemps : entre 2011 et 2022, l’exploitant MYSAC avait déjà eu à déplorer 196 accidents ayant entraîné « d’importantes blessures et des handicaps ». Entre 2019 et 2022, trois ouvriers avaient perdu la vie, notamment en raison de l’effondrement d’un toit de galerie.

Un rapport d’enquête des autorités péruviennes sur l’incendie, qui n’a encore pas été publié, montre désormais à quel point les problèmes de sécurité dans la mine étaient graves :  la mine était dépourvue de tout système d’alarme permettant une évacuation coordonnée en cas de sinistre. Selon nos sources, certains mineurs auraient même été informés que le risque d’incendie avait été écarté et que le travail pouvait donc continuer. Selon le rapport d’enquête, MYSAC n’avait pas non plus de plan d’évacuation officiel en cas d’urgence et la signalisation des itinéraires d’évacuation et des sorties de secours à l’intérieur de la mine était absente, ce qui a empêché les travailleurs fuyant le feu et la fumée de s’orienter. La mine ne disposait pas non plus d’un système de protection contre les incendies adéquat (extincteurs / sable / citernes) et les abris de sécurité étaient mal équipés. Le manque de rigueur de la compagnie minière en matière de sécurité est d’autant plus flagrant que ce n’est que de justesse que des conséquences encore plus terribles ont été évitées : les autorités péruviennes ont en effet trouvé dans les puits des détonateurs et des explosifs entreposés sans autre mesure de sécurité, qui auraient pu provoquer une énorme explosion.

Les médias péruviens ont relayé les vifs reproches formulés après l’incendie par les familles des victimes à l’encontre de MYSAC et du sous-traitant Sermigold, responsable des travaux. Les critiques portaient entre autres sur le fait que, bien avant l’accident, plusieurs mineurs auraient attiré l’attention de l’entreprise sur les fortes lacunes en matière de sécurité ― notamment, des pannes de courant survenues plusieurs mois avant la catastrophe n’avaient semble-t-il suscité aucune réaction de la part des responsables.

Cet été, nous avons parlé aux proches des victimes ainsi qu’à d’anciens travailleurs de la mine. Selon ces sources, certains mineurs auraient raconté dans leurs foyers que le système de sécurité de La Esperanza ne valait guère mieux que celui de mines informelles ― voire illégales ― où certains d’entre eux avaient travaillé par le passé. Quelques ouvriers expérimentés qui avaient signalé des problèmes à leurs supérieurs, auraient apparemment été invités à démissionner s’ils n’étaient pas satisfaits des conditions. Par ailleurs, sur le site de La Esperanza, il n’était pas rare que les mineurs travaillent sans la supervision d’un ingénieur responsable de la sécurité, bien qu’une telle présence soit obligatoire selon les consignes. La nuit de la tragédie, il n’y avait justement personne à ce poste, parce que le dernier préposé à la sécurité avait donné sa démission après une période de vacances et n’était plus jamais revenu. L’exploitant de la mine, MYSAC, conteste que les consignes n’aient pas été respectées.

Les familles des mineurs décédés demandent des informations. ©Miguel Gutiérrez

Accrochez un drapeau à votre fenêtre ou balcon

Commander gratuitement ici

De l’or issu de cette mine scandaleuse est présenté à la population suisse comme durable

Le problème d’image dont pâtit le secteur de l’or ne date pas d’hier : depuis des années, de nouvelles affaires liées au travail des enfants et au travail forcé, de graves cas d’intoxications de personnes ou de pollution de l’environnement ainsi que des crimes de guerre et des scandales de corruption liés à l’extraction et au commerce de l’or défraient régulièrement la chronique.Voilà pourquoi l’industrie de la joaillerie et du luxe a imaginé une certification censée confirmer que l’extraction de l’or et des pierres précieuses se fait de manière responsable. Cette attestation est délivrée par le Responsible Jewellery Council (RJC). 

Différents exemples montrent cependant que ce label de qualité n’a pas beaucoup de valeur. En effet, il a même été octroyé à des entreprises qui importent des rubis du Myanmar et financent en partie son régime militaire extrêmement brutal, ou à des entreprises qui extraient de l’or dans une mine éthiopienne dont l’activité cause de graves infirmités congénitales.

En Suisse également, un instrument de relations publiques a été mis en place afin d’améliorer l’image de l’industrie de l’or: la Swiss Better Gold Initiative (SBGI), financée à hauteur de plusieurs millions par le SECO. Il est particulièrement choquant de constater que pendant des années, la mine de La Esperanza, où s’est produit l’accident, a été présentée par la SBGI comme un modèle de transparence et de responsabilité en matière d’extraction d’or.

Manque de sécurité au travail et audits superficiels de la part du secteur de la joaillerie

L’Organisation internationale du travail (OIT) a édicté des standards minimaux clairs qui doivent être respectés afin d’éviter que les travailleuses et travailleurs ne subissent des dommages. Dans la Convention 176 sur la sécurité et la santé dans les mines, il est clairement stipulé que toute mine doit être conçue de manière à garantir une exploitation sûre. Cela signifie notamment que le système de communication doit fonctionner, que des mesures de précaution doivent être mises en place pour éviter les explosions et le déclenchement et la propagation d’incendies et qu’il existe un plan opérationnel en cas d’urgence. Malheureusement, ces différents points ne semblent pas avoir été mis en place ou ne pas avoir fonctionné lors de l’accident minier de Yanaquihua. Dans un communiqué de presse publié seulement 3 jours après l’accident et déplorant la mort des 27 mineurs, le Bureau sous-régional de l’OIT pour les pays andins a pourtant rappelé que « les accidents de travail sont presque toujours évitables ».

Le cas de la mine La Esperanza démontre de façon tragique que les initiatives de certification issues de la branche elle-même sont insuffisantes. Le Responsible Jewellery Council (RJC), une initiative de l’industrie de la joaillerie, avait en effet certifié la mine de Yanaquihua comme « responsable ». Le RJC a pourtant fait l’objet de critiques déjà avant l’accident de Yanaquihua. Human Rights Watch (HRW) a notamment soumis les standards du RJC à une analyse minutieuse et conclu, dans un rapport de 2020, à leur caractère trop vague, peu transparent et superficiel. 

L’experte de HRW Juliane Kippenberg, que nous avons interrogée suite à l’accident de Yanaquihua, estime que les propos tenus par un ancien travailleur à notre enquêteur sur place sont particulièrement accablants : selon ce travailleur, chaque année, le RJC annonçait à l’avance ses visites de contrôle de la mine et l’exploitant ne montrait ensuite qu’une seule galerie aux responsables de l’inspection, en ayant pris soin au préalable de l’aménager de manière irréprochable. Aucune des autres galeries, dont certaines présentaient de graves défauts, n’était contrôlée. Pour Juliane Kippenberg, « malheureusement, cet exemple montre une fois de plus que l’on ne peut pas se fier aux audits et aux promesses de durabilité des branches elles-mêmes. Les inspections et les visites de contrôle sont souvent menées de manière superficielle, et risquent de laisser passer de graves irrégularités. Des centaines de personnes ont perdu la vie lors de catastrophes qui auraient pu être évitées, sur des lieux de travail qui avaient fait l’objet d’audits sociaux et de procédures de certification ».

Serge Steininger, Pauline Evequoz, Diana Culillas, Myriam Samaniego, Thomas Hentschel, Antoine de Montmollin unterstützen die Swiss Better Gold Initiative
De gauche à droite : Serge Steininger et Pauline Evequoz, de Chopard, Diana Culillas de la Swiss Better Gold Association, Myriam Samaniego, de la mine de Yanaquihua, Thomas Hentschel, de Better Gold Initiative, Antoine de Montmollin, CEO de la raffinerie d’or Metalor © Swiss Better Gold Initiative

Pourtant, comme cela été révélé après l’accident du 6 mai 2023, la SBGI n’a apparemment pas jugé utile d’entreprendre elle-même le contrôle des galeries de la mine de La Esperanza, préférant témoigner une confiance aveugle au label RJC, certification fortement controversée produite par la branche elle-même. La SBGI n’a effectué des contrôles que sur les sites d’extraction artisanale informelle. Or, celle-ci ne représente que 30% environ de l’or vendu par MYSAC, 70% environ provenant de l’exploitation minière industrielle, soit de galeries comme celle où a eu lieu l’accident. La totalité de l’or de MYSAC a pourtant été commercialisé sous le label Swiss Better Gold.

Ces multinationales suisses sont impliquées dans le scandale

La raffinerie suisse Metalor, établie dans le canton de Neuchâtel, est depuis quelques années l’acquéreur unique de l’or de l’exploitant péruvien de la mine de Yanaquihua, où a eu lieu la catastrophe. Pour les années 2021 et 2022, cela représente une valeur de 70 et 78 millions de dollars américains. La raffinerie fait partie de la Swiss Better Gold Initiative. Selon Antoine de Montmollin, CEO de Metalor, l’ensemble de cet or est ensuite acheté par UBS et plusieurs marques de luxe suisses.

UBS a annoncé au mois de décembre 2021 qu’en sa qualité de première banque suisse, elle fournissait ses clients en lingots et en onces d’or provenant de petites exploitations péruviennes 100 % durables. Elle a accompagné cette déclaration d’une photo de l’entrée de la mine La Esperanza ― photo aujourd’hui tristement célèbre, puisqu’elle illustre de nombreux articles de presse consacrés à la catastrophe de Yanaquihua.

Le joaillier de luxe genevois Chopard utilise lui aussi de l’or péruvien et est lié à cette affaire : le directeur financier et la responsable du développement durable de cette multinationale sont en effet apparus ensemble avec la copropriétaire de MYSAC dans le cadre d’un événement organisé par la SBGI en 2021. Chopard n’a pas répondu à nos questions sur l’accident de La Esperanza.

Enfin, selon ses propres déclarations, la marque horlogère suisse de luxe Breitling s’est elle aussi approvisionnée en or à Yanaquihua depuis décembre 2021. Après l’accident, la marque a pris position en affirmant que la mine avait été régulièrement contrôlée. Breitling semble également s’être fiée à la certification du RJC et de la SBGI.

Minenarbeiter laufen aus dem Stollen der Mine Esperanza in Yanaquihua c MYSAC
Mineurs sortant d’une galerie de la mine Esperanza ©MYSAC

Pourquoi une loi sur la responsabilité des multinationales est nécessaire 

Seul quelque 0,1 % de l’or traité en Suisse est certifié par la SBGI. Si même les promesses liées à l’extraction de cette petite portion de minerai ne sont pas tenues, et si une raffinerie comme Metalor ne se soucie pas des conditions qui règnent sur les lieux d’extraction, on devine facilement ce qu’il en est des 99,9 % restants.

Sans loi efficace sur la responsabilité des multinationales, les raffineries pourront continuer à fermer les yeux sur les problèmes posés par l’extraction de l’or et à se dissimuler derrière une communication de façade, sans jamais avoir à rendre des comptes sur le fait qu’elles tirent profit de violations des droits humains et de délits environnementaux. Une loi sur la responsabilité des multinationales est par conséquent nécessaire en Suisse, afin que l’industrie de l’or et les marques de luxe adoptent enfin un comportement décent.            


Autres études des cas