Étude de cas

Une usine de la multinationale Sika pollue un quartier de Buenos Aires, en Argentine

La multinationale suisse de matériaux de construction Sika possède, en Argentine, une usine dont les émissions de poussière polluent un quartier. Des examens médicaux menés sur 48 habitant·e·s du quartier montrent que la poussière rend la population malade.

Luftaufnahme der Sika-Fabrik Klaukol in Virrey del Pino, Argentinien
L’usine de Sika à Virrey del Pino, en Argentine © Facundo Fraga

À Virrey del Pino, un quartier périphérique de la capitale argentine Buenos Aires, se trouve une grande usine de matériaux de construction appartenant à 100% à la multinationale suisse Sika, spécialisée dans la chimie de construction. Environ 1’000 personnes habitent dans le quartier appelé Las Mercedes, situé à proximité directe de l’entreprise. L’usine Klaukol produit des mortiers, pâtes, colles et autres matériaux de construction. La production génère beaucoup de poussière, qui se dépose partout dans le quartier en raison de systèmes de filtrage insuffisants. Les analyses montrent que la poussière est composée entre autres de dioxyde de silicium, que l’OMS a évalué comme étant un agent cancérogène du groupe 1, c’est-à-dire qu’il expose à un risque élevé de cancer.

La population du quartier souffre de problèmes de santé

La population se bat depuis de nombreuses années déjà contre la pollution, car la poussière est partout : elle s’immisce dans les maisons, s’incruste dans les habits et entrave le souffle. Et les habitant·e·s soupçonnent la poussière de nuire à leur santé : de nombreuses personnes dans le quartier souffrent de maladies respiratoires et d’éruptions cutanées.

© Greiz Perviu

Lors d’une visite sur place, Martha nous raconte qu’il y a plus de 20 ans, elle a construit avec sa famille, une maison dans le quartier. Aujourd’hui, elle a 61 ans et nous parle des différents problèmes de santé qui pèsent sur elle et les siens. Elle souffre de maladies de la peau et de problèmes aux yeux. Des maladies se sont déjà manifestées aussi chez ses enfants et petits-enfants. Elle explique avoir acheté la grande parcelle pour toute sa famille, mais ses enfants doivent maintenant louer des appartements supplémentaires en dehors du quartier. Elle voudrait vendre sa maison, mais souligne qu’elle aurait mauvaise conscience de la vendre à une autre famille. Et sans cela elle ne peut pas se permettre d’habiter ailleurs. Elle espère que l’usine Klaukol décontamine le quartier ou reloge les habitant·e·s dans un lieu propre.

Andrés, 42 ans, nous raconte ses problèmes de santé et comment ceux-ci entravent son quotidien. Il souffre d’asthme et d’affections cutanées. Lorsque l’usine produit plus d’émissions, ses problèmes s’aggravent. Ses enfants, qui sont en bas âge, ont eux aussi de l’asthme et des allergies. C’est pourquoi il voudrait quitter le quartier. D’autant plus que les maladies de ses enfants ont diminué lorsqu’ils ont habité ailleurs pendant un mois et qu’à leur retour leur santé a décliné à nouveau. Il souligne aussi être sûr qu’une telle usine ne serait jamais autorisée dans le pays où Sika a son siège, soit en Suisse. 

© Greiz Perviu

Avec les années, la situation ne s’améliore pas pour les habitant·e·s : une plainte collective contre l’entreprise, signée par une partie de la population et déposée en 2009, est restée pendante durant dix ans jusqu’à ce que le tribunal décide ne pas être compétent en la matière. Seule une jeune habitante souffrant d’une maladie des reins et des poumons a pu remporter un petit succès : en 2021, elle a passé un accord avec Klaukol prévoyant que l’entreprise lui paie le loyer d’un logement en dehors du quartier. Elle dit aujourd’hui se sentir mieux depuis qu’elle n’habite plus à proximité de l’usine.

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C’est seulement au printemps 2023 qu’ACUMAR, l’autorité locale pour la protection de l’environnement, a envoyé 48 habitant·e·s du quartier se faire examiner par une spécialiste renommée des maladies pulmonaires à l’Université de Buenos Aires. Les dossiers des patient·e·s montrent qu’ils et elles souffrent de troubles respiratoires, de toux sèche persistante, d’essoufflement, de sinusite et d’asthme. Les rapports font aussi état d’yeux constamment irrités, douloureux et rouges ainsi que de démangeaisons et, dans quelques cas, d’allergies cutanées et d’hypersensibilité de la peau. 

Medizinische Untersuchung eines Anwohners
Les examens médicaux des riverain·e·s révèlent entre autres des problèmes de peau, des yeux et des voies respiratoires. © Facundo Fraga

La médecin insiste sur le fait qu’elle recommande aux personnes de ne plus habiter à proximité de l’usine, car les nombreuses particules de poussières ont une influence néfaste sur leur santé et leur bien-être. 

Deux autorités argentines arrivent elles aussi à la même conclusion : en raison de ses effets sur l’être humain et l’environnement, l’usine ne devrait pas être si proche d’un quartier d’habitation. 

Sika nie toute responsabilité, malgré une étude qui prouve la pollution

Par le passé, Klaukol a toujours affirmé n’avoir rien à voir avec la pollution qui affecte le quartier. Idem quand l’enquêteur du magazine en ligne « Das Lamm » a posé des questions à Sika au printemps 2022 : l’entreprise a démenti catégoriquement émettre des substances dangereuses pour la santé. Selon elle, la poussière pourrait provenir d’autres grandes usines se trouvant à proximité ou des chauffages des lotissements adjacents. L’entreprise aurait de bons échanges avec la population ; elle organiserait même une journée portes ouvertes en son sein. 

L’enquête scientifique publiée par ACUMAR en été 2022 arrive toutefois à une autre conclusion : la composition chimique de la poussière du quartier montre clairement que celle-ci provient en grande partie de l’usine controversée.                   

Le rapport relève par ailleurs que l’usine est en mauvais état et qu’elle ne mesure pas correctement la quantité de poussière. Outre les cheminées, il y aurait de nombreuses sources diffuses, telles que les zones de chargement ou de stockage, d’où pourraient provenir de grandes quantités de poussière. 

Des images du rapport ACUMAR montrent la pollution par la poussière dans l’usine de Klaukol © CONICET/ACUMAR

@ Greiz Perviu

Un tribunal ferme l’entreprise

En octobre 2023, peu de temps avant la publication de notre enquête, un tribunal régional a ordonné la fermeture temporaire de Klaukol, parce qu’il suspectait un lien entre les maladies de la population et les émissions de l’usine et parce que cette dernière n’avait pas mis en œuvre les mesures recommandées en été 2022 par l’autorité de protection de l’environnement ACUMAR. Pour la population, il s’agit d’une victoire d’étape tardive.

Mais suite à l’opposition de Sika à cette décision, l’usine a déjà repris son activité. L’autorité environnementale ACUMAR a déclaré que l’usine devrait fonctionner 90 jours de plus pour que Sika puisse effectuer certaines mesures. Si aucune amélioration n’est constatée à l’issue de cette période, l’usine sera à nouveau fermée. Pour la population, la fermeture a été une joie brève et passagère et elle vit à nouveau dans l’incertitude quant à l’avenir et à la durée des nuisances auxquelles elle est exposée.

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La Suisse doit se doter d’une loi sur la responsabilité des multinationales

Malheureusement, cette situation montre une fois de plus que les promesses d’autorégulation volontaire de la part des multinationales ne suffisent pas pour éviter de tels cas de violation des droits humains et de pollution environnementale. Ainsi, en 2020, Paul Hälg, président du conseil d’administration de Sika, a été l’un des adversaires les plus en vue de l’initiative pour des multinationales responsables, affirmant que l’initiative était exagérée, car il allait de soi pour Sika de prendre ses responsabilités et de respecter les normes en matière de droits humains et de protection de l’environnement. 


Or, comme le montre le cas Klaukol, Sika n’a pas pris suffisamment de mesures au fil des années pour stopper la pollution, malgré différents avertissements, et la multinationale a toujours essayé, jusqu’à récemment, de se décharger de ses responsabilités. Une loi efficace sur la responsabilité des multinationales permettrait enfin de régler la situation : Sika devrait immédiatement stopper la pollution en Argentine et endosser la responsabilité des dommages causés dans le quartier Las Mercedes.

C’est aussi à la lumière des développements en Europe vers plus de responsabilité des multinationales que les politiques doivent enfin se saisir de la thématique. Faute de quoi la Suisse risque de devenir bientôt le seul pays d’Europe sans responsabilité des multinationales.

Sika-Fabrik Klaukol in Virrey del Pino
© Greiz Perviu

Plus d’informations:

Article du Blick « L’entreprise suisse Sika accusée d’empoisonner ses voisins en Argentine » du 30 novembre 2023

Article de El Diario Argentina du 30 novembre 2023 (en espagnol)

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